L'Hôpital général des Frères Charon, aujourd'hui Maison de Mère d'Youville à Montréal
par Montpetit, Raymond
Dans la partie ouest du Vieux-Montréal, sur la pointe à Callière, se dressent depuis 1693 les vieux murs du premier établissement caritatif de Montréal. Connu comme la « Maison de Charité » ou « l’Hôpital général des Frères Charon ». On y accueillait des pensionnaires pauvres, enfants et adultes abandonnés, leur offrant gîte et compassion. En 1747, Marguerite d’Youville et les Sœurs Grises reprennent l’établissement qu’elles développeront au cours du XIXe siècle, avant leur départ pour un nouveau couvent, en 1871. Partiellement démolis, les bâtiments restants de l’Hôpital général servent ensuite d’entrepôts, avant d’être restaurés pour permettre le retour des Sœurs Grises, en 1981.
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Un patrimoine montréalais des plus anciens
Parmi les rares bâtiments montréalais datant du Régime français se trouve l’ancien Hôpital général des Frères Charon, ouvert en 1694, et repris par Mère d’Youville et les Sœurs de la Charité de Montréal, couramment appelées Sœurs Grises, en 1747. Il a accueilli les Montréalais démunis durant presque 200 ans. Ce que nous voyons sur place aujourd’hui n’est toutefois pas l’Hôpital général dans son entier, tel qu’il se présentait à son apogée vers 1860. Il n’en reste que le noyau initial – les bâtiments les plus anciens, à savoir deux des trois bâtiments originaux érigés par les fondateurs François Charon de la Barre et ses amis : l’aile de la Communauté et l’aile des Pauvres. Après 1870, la première église et d’autres bâtiments ajoutés plus tard par les Sœurs Grises ont été démolis lors du développement du quartier portuaire.
Les murs de pierre des deux ailes originales formant un T central sont donc toujours en place, bien que l’aile originale de la Communauté (1693) ait été deux fois allongée, d’abord vers le nord en 1847, puis vers le sud en 1851. Du côté est, l’église et l’aile des Pauvres ont été démolies pour permettre le percement de la rue Saint-Pierre et la construction de nouveaux entrepôts, dans les années 1870. Aux bâtiments originaux s’est ajouté un magasin-entrepôt construit en 1874 au coin de la rue Saint-Pierre et de la place D’Youville. Ce bâtiment, qui n’a jamais fait partie de l’Hôpital général, témoigne de la nouvelle vocation du site après le départ des sœurs en 1871 (NOTE 1).
Un ensemble patrimonial majeur à préserver
Ce patrimoine architectural, religieux et historique fort important par son ancienneté, sa rareté et par les personnages qui y ont œuvré, constitue le seul témoin « de cette première institution sociale, œuvre des frères Charon, unique communauté d’hommes fondée au pays sous le Régime français. » (NOTE 2) Ces bâtiments conservent en outre la mémoire d’une sainte, mère Marguerite d’Youville, fondatrice des Sœurs Grises.
Montréal a compté plusieurs grands ensembles conventuels en ses murs, mais presque tous sont aujourd’hui disparus du Vieux-Montréal : le premier Hôtel-Dieu, les couvents de la Congrégation de Notre-Dame, des Jésuites et des Récollets. Seuls deux ensembles partiellement conservés subsistent toujours : le Vieux Séminaire des Sulpiciens, commencé en 1684, situé à côté de la basilique Notre-Dame, et l’Hôpital des Frères Charon qui date de 1693. Ce sont deux rares et précieux legs du Régime français. Certes, les espaces intérieurs de l’hôpital ont été beaucoup modifiés, mais les murs de pierre et les toits en pente restent typiques de l’architecture du XVIIe siècle. De plus, les voûtes et quelques des salles ont conservé leur apparence d’origine et permettent de saisir l’atmosphère qui régnait en ces lieux du XVIIIe siècle, quand Marguerite d’Youville dirigeait l’établissement.
Une riche histoire
Les grandes étapes de l’histoire de cet établissement sont bien connues :
- 1693-1747 : ouverture et opération de l’établissement sous la responsabilité des Frères Charon;
- 1747-1765 : reprise et remise en état de l’hôpital par les Sœurs Grises de Mère d’Youville;
- 1765-1871 : à la suite de l’incendie de 1765 – qui ne laisse que les murs de pierre –reconstruction et agrandissements successifs jusqu’au départ des sœurs en 1871;
- 1872-1979 : démolition partielle et transformation des bâtiments restants en entrepôts commerciaux;
- 1981-2013 : réhabilitation des lieux et retour des Sœurs Grises dans la « Maison de Mère d’Youville ».
L’œuvre des Frères Charon
C’est le marchand, François Charon de la Barre (1654-1719) (NOTE 3) qui propose de doter la ville d’un hospice, ou hôpital général. Pour l’opérer, il fonde avec quelques hommes pieux la seule communauté religieuse d’hommes à voir le jour en Nouvelle-France, les Frères hospitaliers de la Croix et de Saint-Joseph. L’architecte qui dessinera l’ensemble est inconnu, mais on peut penser que Dollier de Casson (1636-1701) qui, quelques années auparavant, a conçu le séminaire des Sulpiciens, rue Notre-Dame, a probablement participé à l’élaboration des plans. Une gravure de 1839, à la perspective maladroite, montre l’hôpital avec l’église à gauche et le couvent à droite.
Après le décès de François Charon, en 1719, les difficultés financières récurrentes et la mauvaise gestion conduiront en quelques années à la fin de la petite communauté. En 1740, on ne comptait que cinq frères endettés, bientôt incapables de poursuivre leur travail à l’Hôpital. Il faut faire appel à d’autres personnes pour continuer cette œuvre de bienfaisance.
La reprise de l’Hôpital général par les Sœurs Grises en 1747 et sa remise en état
Une association caritative dirigée par une femme bien connue pour ses œuvres de charité, Marguerite Dufrost de Lajemmerais, veuve d’Youville (1701-1771), existait à Montréal depuis 1737; c’est à elle que l’on demande de relancer l’Hôpital général (NOTE 4). Elle accepte malgré l’état délabré des bâtiments. Elle doit donc, en premier lieu, entreprendre les réparations nécessaires. Puis, afin de répondre à des besoins accrus, Mère d’Youville demande en 1757 à M. Étienne de Montgolfier (1712-1791), supérieur des Sulpiciens, des plans pour agrandir l’établissement. Elle veut ajouter une nouvelle aile des Pauvres à l’est, afin de disposer de deux ailes distinctes de part et d’autre de l’église. On commence par ériger les fondations de la nouvelle aile, puis on construit une nouvelle chapelle consacrée au Père Éternel, bénite en 1760 (NOTE 5). Mais la guerre de Sept Ans et le passage au Régime anglais (période 1755-1763) retardent ce grand projet; les fondations de l’aile des Pauvres demeurent au niveau du sol pendant plusieurs années. La situation empire en 1765 quand survient un incendie qui ne laisse en place que les murs de pierre. On reconstruit rapidement pour recevoir des pensionnaires dès septembre 1765, mais au décès de Mère d’Youville, en 1771, l’hôpital est toujours en travaux.
Les agrandissements du XIXe siècle
Ce n’est qu’au XIXe siècle que le projet d’agrandir l’Hôpital général se réalise. « L’apparence extérieure des édifices construits par François Charon à la fin du XVIIe siècle demeurera pratiquement la même jusqu’en 1822. » (NOTE 6) Même par la suite, une certaine continuité stylistique sera respectée pour les nouveaux bâtiments. C’est fort probablement le sulpicien Antoine Sattin (1767-1836) qui agit alors comme architecte. Entre 1820 et 1823, on rénove l’aile de la Communauté qui datait de 1693. De 1822 à 1824, on poursuit le travail en érigeant le nouveau pavillon sur les fondations que Mère d’Youville avait fait construire. Cette nouvelle aile, de même style que les autres, fait donc contrepartie à celle de la Communauté. En 1831-1832, on refait l’église, en conservant les murs latéraux et en allongeant l’édifice ; à l’arrière, une nouvelle sacristie s’ajoute.
Avec la démolition du mur sud des fortifications entourant Montréal (1804-1810), la canalisation de la petite rivière Saint-Pierre (1832-1838) et l’implantation du marché Sainte-Anne (1832-1834), le quartier environnant se transforme. L’Hôpital général est alors intégré plus étroitement à l’espace urbain. Une gravure de John Drake datant de 1839 rend compte de ce nouvel état de l’établissement, vu depuis le marché Sainte-Anne. Les Sœurs Grises procéderont à deux autres agrandissements de l’aile ouest, celle de la Communauté. vers le nord en 1847, puis vers le sud en 1851. Les trois sections de cette aile agrandie sont toujours là aujourd’hui. L’Hôpital général a alors atteint son apogée.
Le départ des sœurs et la vocation commerciale du site après 1871
Les Sœurs songent à « vendre l’hôpital avec tout le terrain » (NOTE 7) dès 1854. En prévision de leur déménagement, elles achètent des Sulpiciens, en 1861, un terrain de 440 865 pieds carrés à l’intersection de la rue Guy et du boulevard Dorchester pour y construire leur nouvel établissement. Le 28 octobre 1871, la dernière messe est célébrée dans l’église de l’Hôpital général. Les Sœurs aménagent ensuite dans leurs nouveaux locaux. La démolition d’une partie des bâtiments de l’hôpital se fait de mars à juin 1872. Deux mois plus tard, la Ville de Montréal achète le terrain requis pour le percement des rues Saint-Pierre et Normand, qui sera effectué en 1875.
Les bâtiments restants, qui demeurent propriété des Sœurs Grises, changent alors de fonction. Un plan de Charles Goad de 1879 nous montre l’ancien Hôpital général transformé en entrepôts, au milieu de plusieurs autres nouveaux édifices de même fonction. Diverses compagnies loueront successivement ces entrepôts aménagés sur le site entre 1870 et 1970. Rares sont ceux qui se souviennent désormais de l’histoire de l’Hôpital général.
La réhabilitation : le retour des Sœurs Grises à la Maison de Mère d’Youville en 1981
En 1921, les Sœurs cherchent à récupérer des éléments du décor quotidien de leur fondatrice Marguerite d’Youville en retirant de l’ancienne aile de la Communauté certains éléments architecturaux de la chambre qu’elle y a occupée, pour les remonter dans la maison mère située rue Guy. En 1963, dans le but d’aménager des espaces de stationnement, les Sœurs procèdent à la démolition de quelques bâtiments-entrepôts, du côté de la place D’Youville et de la rue Saint-Pierre.
À cette époque, la perception du Vieux-Montréal et de son patrimoine évolue rapidement. Le quartier est décrété arrondissement historique en 1964. La communauté envisage également de revenir sur son site d’origine. Elle hésite alors sur le type de projet architectural à retenir. Dès 1968, certains prônent une reconstitution de l’ensemble de l’Hôpital général, comme il était à son apogée, vers 1860, en reconstruisant les bâtiments démolis. Ce projet fait cependant l’objet de polémiques qui s’expriment dans les journaux, dont Le Devoir du 22 juin 1975 (NOTE 8). Démolir les magasins-entrepôts construits 100 ans plus tôt pour les remplacer par des copies d’une architecture de style Nouvelle-France ne fait pas l’unanimité.
Les architectes Maurice Desnoyers et André J. Mercure proposent plutôt une réhabilitation qui se veut une « restauration pratique ». Leur approche vise à restaurer et à conserver à la fois les bâtiments les plus anciens de l’hôpital et certains entrepôts du XIXe siècle. Comme il ne reste que peu d’éléments d’origine dans les intérieurs, il sera facile de réaménager ces espaces en fonction des besoins d’aujourd’hui, en laissant paraître ce qui subsiste de l’ancien hôpital. Ainsi, certains corridors du rez-de-chaussée, des charpentes et la chambre de Mère d’Youville seront conservés ou rétablis, alors que d’autres composantes – tels un évier d’origine et des foyers – seront mises en valeur.
Le projet Desnoyers-Mercure est retenu et les travaux commencent au printemps 1979. « On procède au dégagement de l’ensemble de l’ancien Hôpital Général par la démolition de trois travées de façades des magasins-entrepôts du 138-146 Saint-Pierre, d’une façade à la place d’Youville, et de deux du côté sud-ouest de la rue Saint-Pierre. L’arrière des bâtiments est alors rétréci pour favoriser ce dégagement et un nouveau mur de briques grises est construit […] » (NOTE 9). Un nouveau bâtiment d’accueil et de liaison d’un seul étage est érigé rue Saint-Pierre pour loger l’entrée principale et la réception. En 1981, les Sœurs Grises réintègrent leur ancienne résidence réhabilitée du Vieux-Montréal, là même où leur fondatrice a vécu jusqu’à sa mort en 1771. Renommée Maison de Mère d’Youville, il s’agit maintenant d’une résidence de la communauté et non plus d’un hôpital général.
Aujourd’hui, alors que les Sœurs de la Charité de Montréal, ou Sœurs Grises, de moins en moins nombreuses, se préparent de nouveau à quitter ce site historique, un devoir de mémoire s’impose à nous. En mai 2013, l’ensemble immobilier de l’ancien Hôpital Général des Frères Charon et des Sœurs Grises (actuelle Maison de Mère d’Youville) ainsi que les intérieurs des parties les plus anciennes (la cave voûté, la salle des Pauvres et l’ancienne cuisine) ont été classés bien patrimonial par le ministère de la Culture et des Communications du Québec. Nous devons maintenant trouver les moyens de perpétuer in situ la mémoire de cette œuvre charitable dont des Montréalais démunis ont bénéficié depuis la fin du XVIIe siècle.
Raymond Montpetit
Histoire de l’art, UQAM
Rédacteur pour Pointe-à-Callière, musée d’archéologie et d’histoire de Montréal
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Notes
1. Le présent historique résume, pour l’essentiel, les données présentées dans l’étude de Jacques Des Rochers et Louise Pothier, Caractérisation de l’ancien Hôpital général et des collections des Sœurs Grises de Montréal, rapport final, mai 1999. Étude financée dans le cadre de l’Entente sur le développement culturel de Montréal.
2. « Pour assurer un avenir au passé. Des lieux de mémoire communs au Québec et à la France », Musée de la civilisation, septembre 2005, p. 32, site consulté le 09/12/12 [En ligne] www.cfqlmc.org/pdf/AssurerAvenir
3. « Charon de la Barre, François (il signait : fs Charon), marchand, fondateur des frères Hospitaliers de la Croix et de Saint-Joseph, ainsi que de l’Hôpital Général de Montréal, né à Québec le 7 septembre 1654 du mariage de Claude Charron et de Claude Camus (Le Camus), décédé en mer à bord de la flûte du roi le Chameau peu après le 9 juillet 1719. » Albertine Ferland-Angers, collaboratrice, « Charon de la Barre, François », le Dictionnaire biographique du Canada en ligne, site consulté le 09/12/12 [En ligne] http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?id_nbr=702.
4. Voir Claudette Lacelle, « Dufrost de Lajemmerais, Marie-Marguerite (Youville), Dictionnaire biographique du Canada en ligne, site consulté le 09/12/12 [En ligne] http://www.biographi.ca/009004-119.01-f.php?&id_nbr=1866
5. Il y a ambiguïté sur le statut de cette chapelle : certains pensent qu’il s’agit de la reconstruction de l’église, d’autres du simple ajout d’une petite chapelle latérale. Voir à ce sujet : Jacques Des Rochers et Louise Pothier, op. cit., p. 54.
6. Robert Lahaise, Les édifices conventuels du Vieux Montréal. Aspects ethno-historiques. Montréal, Cahiers du Québec / Hurtubise HMH, collection Ethnologie, no 50, 1980, p. 440.
7. Mère Deschamps, État de la maison, 8 août 1854, Archives des Sœurs Grises de Montréal, cité dans Robert Lahaise, op. cit., 517.
8. Pour un résumé de ces discussions, voir Martin Drouin, Le combat du patrimoine à Montréal (1973-2003), Québec, Presses de l’Université du Québec, 2005, page 130 et suivantes.
9. On fait démolir les deux unités occupées jadis par la Gourock Ropework et on réduit de presque 50 % la profondeur de trois autres magasins-entrepôts afin de mieux dégager l’ancien Hôpital général. Voir : Jacques Des Rochers et Louise Pothier, op. cit., p. 101.
Bibliographie
Des Rochers, Jacques et Louise Pothier, Caractérisation de l’ancien Hôpital général et des collections des Sœurs Grises de Montréal, rapport final, mai 1999. Étude financée dans le cadre de l’Entente sur le développement culturel de Montréal.
Lahaise, Robert, Les édifices conventuels du Vieux Montréal. Aspects ethno-historiques. Montréal, Cahiers du Québec / Hurtubise HMH, collection Ethnologie, no 50, 1980, 599 pages.
« La pointe à Calière – Ancien hôpital général de Montréal », Vieux-Montréal, [En ligne] http://www.vieux.montreal.qc.ca/inventaire/fiches/fiche_bat.php?sec=j&num=1&patrimoine=9f000bc84f0664a476888089dfd2cb63
Lauzon, Gille et Madeleine Forget, dir., L’histoire du Vieux-Montréal à travers son patrimoine, Sainte-Foy, Publications du Québec, 2004, 292 p.